
J’ai eu la grande et heureuse fortune de pouvoir assister, en spectateur, à une master-class de saxophone dirigée par Jean-Marie Londeix. C’est actuellement encore le pape du saxophone classique au monde. Dans la lignée de Marcel Mule, il a participé activement au développement de la pratique et de l’enseignement du saxophone. Nombre de pièces ont été créées par lui, nombre composées pour lui. Il a réalisé, au fil de sa carrière, d’innombrables adaptations de pièces classiques pour le saxophone.
Or, il vit à Bordeaux, et a conservé d’étroits liens avec le Conservatoire, dont il a dirigé la classe de saxophones des années durant. Sur les 2 journées des 9 et 10 mars 2009, il a accompagné des élèves du conservatoire sur un panel d’œuvres couvrant le répertoire de l’instrument de ses débuts (1854) à nos jours.
Je retranscris ici les notes prises qui me semblent présenter un intérêt, et les impressions que j’ai conservées de ces quelques heures. Bien entendu, tout ceci n’engage que moi seul, et si j’ai mal compris ou mal interprété ces indications, qu’il me pardonne et ne lui en faites pas mauvaise presse, j’en suis le seul responsable.
Tout d’abord, ce qui m’a frappé, c’est la qualité de l’oreille. Il traque la justesse, et son défaut, partout où elle peut manquer. Sur l’accord des instruments entre eux, sur l’accord de l’instrument avec le piano, mais aussi bien sur l’instrument seul. De temps en temps, on le voit qui se frotte l’oreille du revers de la main : rien ne lui échappe, et tout l’écorche, au contraire. Et vous le suivez dans son écoute, vous ajustez avec lui la position de la bouche, le doigté de correction, la colonne d’air. Et, je vous l’assure, j’ai fait lors de ces 2 jours plus de progrès sur la perception de la justesse que sur les 3 précédentes années de pratique (ce qui réduit d’assez peu ma nécessité de progresser encore, je vous l’accorde… ne me découragez pas trop vite
).
Ensuite, la compréhension qu’une œuvre s’interprète, et que c’est le devoir de l’instrumentiste que de réfléchir et diriger cette interprétation. Quasiment à chaque fois, la prestation terminée, il s’adresse à l’élève avec cette question : « qu’est-ce que cette pièce représente pour toi, qu’est-ce qu’elle t’évoque ? »
Il est très étonnant de voir comment cette question, du début à la fin de cette classe, laisse les musiciens perplexes et silencieux. J’ai compris que ce temps de réflexion qui leur est nécessaire pour répondre, ils auraient dû le prendre avant, en travaillant leur partition : et que cette réflexion passe aussi par la connaissance de l’auteur, du contexte de l’œuvre, de son écriture, de sa création. L’assimilation est bien sûr d’abord technique (et là-dessus, rien ne lui échappe bien entendu), mais elle est aussi un travail que je qualifierai d’archiviste.
Par exemple : Paul Hindeminth a écrit Konzerstück avec beaucoup de dissonances. Il ne s’agit pas de vouloir les lisser, les gommer, tout au contraire ! Ce fut une volonté farouchement revendiquée par l’auteur, qui, dans une période de nazisme, voulait « faire chier le bourgeois ». L’œuvre est dissonante par antinazisme. L’interpréter dans l’esprit de l’auteur nécessite de marquer fortement ces dissonances.
Et lui-même semble tout connaître de toutes les partitions. Car, de fait, ils les a toutes données en concert, et en a produit parfois plusieurs enregistrements. Et quand je dis tout connaître de la partition, ce n’est pas une exagération : il corrige la partition du soliste en vérifiant la partition de piano, car à l’oreille, dans le flot des notes produites (et les œuvres étaient cotons !), il a détecté une anomalie. Et parfois, il faut le voir, il corrige également la partition de piano, car il sait qu’ici, c’est un ré bécarre. Il le sait, voilà tout. Il l’a d’ailleurs déjà signalé à l’éditeur…
Quelques conseils précis que je veux retenir, en vrac :
· en préparation de la partition, la relire en comparant avec la réduction de piano, qui est souvent plus riche en indication et plus juste sur les altérations accidentelles, les nuances, etc.
- ne pas mettre en parallèle la ligne mélodique et la nuance. Trop souvent on va vers le piano parce que la mélodie descend dans le grave : c’est faux, il faut s’en tenir à l’indication de l’auteur et savoir tenir la ligne mélodique au niveau nécessaire. J’ai retrouvé exactement la même problématique au chant, sur le requiem de Verdi, ou Eliane Lavail nous a fait rajouter un crescendo sur une fin de phrase mélodique descendante, car avec ce crescendo en fait on tenait le forte qui était écrit.
- trop de silence tue le rythme : il faut absolument régler dans le détail les problèmes de respiration qui ponctuent maladroitement l’interprétation d’une œuvre au rythme soutenu.
- « le sforzando n’est pas une nuance, c’est un effet ». Il peut être exécuté sur un fortissimo comme sur un piano.
- le point (au-dessus de la note) n’écourte pas la note, il l’allège. C’est un contre-sens souvent établi car le jazz a, lui, introduit cette interprétation du point : mais elle ne s’applique pas à la musique européenne « classique ». Une noire avec un point, c’est d’abord une noire, mais elle doit être légère.
- la grande innovation que le jazz a introduite dans la musique européenne, ce n’est pas tant l’improvisation, que l’on retrouve sous différentes formes dans le répertoire classique, que la syncope. L’inversion des temps forts / faibles, voilà ce qui a séduit tous les grands compositeurs de l’époque.
- « devant ton public, tu es obligé de te présenter nu ». Combien de fois j’ai moi-même dit qu’il fallait savoir se mettre à nu devant un public : j’étais vraiment heureux de l’entendre dans la bouche d’un tel interprète.
- une interprétation se caractérise par 3 éléments : 1/ la justesse, 2/ le timbre, 3/ la pulsation. Cocteau a dit : « il y a de l’émotion, alors qu’il n’y a que perfection des éléments ». En ce sens évidemment cela s’applique en musique.
- En musique classique, comme pour tout ce qu’on met dans le « classicisme », tout est clair : thème, harmonie (tout est chiffrable), rythme. Au saxophone, cela nécessite clarté du timbre et clarté de l’attaque. C’est le point noir du saxophone, sa très grosse difficulté : une attaque claire et propre dans tout le registre et surtout dans le grave (par parenthèse, le bien que ça m’a fait d’entendre ça ! Depuis le temps que je lutte pour sortir des attaques propres en-dessous du mi au ténor…). Tous les autres instruments de l’orchestre ont réglé ce point, et si le saxophone n’y a pas encore sa place pleine et entière, c’est sûrement en bonne partie à cause de cette difficulté : il faut apprendre à attaquer sans chuintement d’un côté, sans slap (le coup de langue agressif) de l’autre.
- s’intéresser aux œuvres de Marcel Mihalovici, notamment sa Sonate op. 103 – Chant Premier pour saxophone ténor et orchestre (je n’ai pas trouvé cet opus 103 aux éditions Eschig, où je pensais le trouver)
- écouter si possible des enregistrements de Erwin Schullhof, qui était « un saxophoniste prodigieux » (le commentaire venant d’un tel expert, ça vaut le coup de s’y pencher !)
Conclusion
Voilà quel malheureux biais j’ai trouvé pour me rapprocher de ce grand homme : j’ai pu lui offrir un café et lui parler seul à seul ! Pauvre titre de gloire ! Mais fasciné et inculte que je suis face à un tel personnage, que voulez-vous que ma conversation lui apporte ? Alors, finalement, un café… je peux au moins me pavaner de lui avoir flatté les narines
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