Claude Levy-Strauss a donné une définition que j’adore de la musique, c’est ma définition préférée. « La musique, c’est le langage moins le sens ». Tout est dit. La musique reprend du langage sa fonction d’outil de communication. C’est ce qui en fait l’objet universel qu’elle est : malgré les grandes différences qu’il peut y avoir entre les musiques selon les ethnies, les origines sociales, etc… on a quand même capacité à l’écouter, à l’apprécier. A la mélanger même, ce qui fut le travail de bien des explorateurs musicaux. John Coltrane a exploré la musique africaine pour l’incorporer dans le jazz. Gershwing a exploré le jazz pour l’incorporer dans la musique classique. Je me souviens du film « Rencontre du 3ème type », dans lequel Claude Lelouch tient un rôle d’acteur. La communication entre les extra-terrestres et les humains se fait par la reproduction d’une petite mélodie. Le partage de la musique prouve que l’intention de communication est partagée. J’aimais bien cette idée.
C’est aussi ce qui fait tout l’intérêt de la chanson, selon moi : à la musique, langage moins le sens, on rajoute la parole, qui donne le sens. La chanson rajoute à la musique le sens qui lui manque. Du coup, elle introduit aussi une composante d’incompréhension possible (on ne comprend pas le sens des paroles en langue étrangère) : elle casse donc la notion d’universalité. La chanson, via la parole, introduit la conscience de l’autre, c’est-à-dire la conscience de ce qu’on n’est pas et de ce à quoi on n’a pas accès. Elle introduit la séparation, là où la musique seule conserve l’universalité, le partage sans limite. Par exemple, c’est une des raisons, je pense, pour laquelle le réalisateur de Titanic, James Cameron, n’a pas bien réagi quand on lui a dit que pour son film on lui fournissait une chanson. « Tous les grands films du cinéma ont des musiques d’orchestre, pas des chansons ». Certes, mais dans une chanson, quand elle est traitée avec une technicité et un talent de ce niveau par le chanteur, la composante vocale n’est plus qu’un instrument. Le monde entier, et les extra-terrestres aussi ! apprécient cette chanson sans chercher à comprendre le sens réel. Céline Dion pourrait chanter, dans cette chanson-là, « j’adore le cassouleeeeet, quand il est bien poivrééééé » on s’en ficherait pas mal, pourvu qu’on ne comprenne rien : c’est la musique de sa voix qu’on apprécie.
Par exemple, j’étais il y a quelques années à une manif contre le racisme dans Paris. Ambiance bonne enfant, on descend jusqu’à La Villette, et là des chanteurs se succèdent entre deux discours anti-racistes. Une chanteuse chante en arabe. Tout le monde trouve ça très beau autour de moi, et moi de même. Soudain, un gars derrière moi se met à gueuler : « Arrêtez ça, c’est pas possible, elle a pas le droit de chanter ça ! Nous les kabyles on a été massacré par les Berbères, elle a pas le droit de chanter ça ! » Au final, ce bonhomme était kabyle, il comprenait les paroles de la chanson, qui devait être une chanson berbère et avoir une composante un peu guerrière contre les kabyles, et ça l’a mis hors de lui. Derrière la musicalité, il a eu accès au sens, et son altérité lui a explosé en pleine face.
Même quand elle est « guerrière », la musique communie, rassemble. Pas la chanson. Regardons les hymnes nationaux, qui sont là pour défendre une identité, donc marquer une altérité : je serais bien curieux de savoir s’il en existe sans parole. M’étonnerait fort.
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