Il me semble qu’il est vraiment difficile de s’inventer une pensée un tant soit peu sophistiquée qui nous soit propre. Dès qu’on cherche à remplir une page blanche, on voit s’agiter les écritures de ce qu’on a lu chez les autres, ou bien ses propres sujets qu’on a déjà étalés par ailleurs, et qu’on se refuse à resservir en seconde main. L’invention est une chose extrêmement difficile à atteindre, et extrêmement fragile aussi. Tu crois inventer, tu t’aperçois quelques jours après que tu l’as en fait lu dans une revue. Tu crois être original, tu retrouves dix fois ton « invention » par ailleurs.
Par exemple, le choix d’un nom, ou d’un pseudo, pour une boite aux lettres, pour un user de connexion. Tu te creuses, tu trouves la formule qui te plait, et le système t’informe que c’est déjà pris, et il te propose de rajouter à la fin « _46 » : tu es le 46ème à avoir choisi ce pseudo !
Autre exemple, que j’emprunte à Primo Levi, un écrivain italien : essayons d’inventer un extra-terrestre, qui n’ait pas les traits d’un être vivant bien réel de notre bonne vieille planète. Rien de plus difficile ! Essaie : soit tu lui prêtes une forme humanoïde, soit tu le fais ressembler à un lézard, à un rampant quelconque… Passé 10 ans, nous sommes trop conditionnés par notre culture pour accéder facilement à l’invention brute. En recherche par exemple, on sait très bien qu’un chercheur ne trouve plus après 30-35 ans. A ce stade il a ingurgité un tel savoir qu’il l’empêche d’inventer réellement : il devient alors un directeur de recherche, c’est-à-dire qu’il va structurer le travail d’une équipe de chercheurs (plus jeunes), qui vont trouver eux, et il faut organiser ces trouvailles dans une même direction pour arriver à un résultat commun exploitable.
Quelle implication dans l’art ? Il faut considérer qu’on n’est révolutionnaire que jusqu’à un certain âge : au-delà, il ne s’agit plus de produire un chef-d’œuvre, mais il s’agit de produire une œuvre, cohérente, structurée, qui se décline sur les différentes productions, et qui donne à l’ensemble – et à sa vie – la valeur que tout but donne à toute activité humaine. Je n’ai jamais compris qu’on puisse trouver artistique une démarche qui confie une part de sa production au hasard. Pour moi le hasard est le contraire de l’art.
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