Toulouse-Lautrec et Vincent Van Gogh se sont croisés. Lautrec est infirme, une maladie dégénérative lui brise les os, lui déforme le visage et le corps, et c’est au bordel qu’il s’installe et qu’il vit, au milieu de ses soeurs en misère, là où tous les masques tombent et apparait la vraie pâte humaine. Mais Van Gogh et Lautrec font de cette souffrance vécue et terreau de leur peinture deux objets, deux destinées différentes. Voici ce qu’en écrit Henri Perruchot :
"A trente-trois ans, [Vincent Van Gogh] a subi toutes les misères et les abandons. Il ne dessine que depuis six ans, ne peint que depuis quatre. La faim au ventre, la passion au coeur, il a erré dans les plaines du Nord. Lui aussi, comme Lautrec, il a été acculé à son destin de peintre. Il aurait souhaité une existence normale, ce qu’il appelle mélancoliquement "la vraie vie". Mais, impossible ! Lui aussi, comme Lautrec, il est un exclu. Ce n’est pas lui qui rirait des jambes de l’infirme. Il sait trop les âpretés du sort, son atroce ironie. Tout ce qu’il a tenté a échoué. Même l’amour lui a été refusé, même l’amour le plus banal, le plus médiocre. Lui aussi, comme Lautrec, il est un homme que les femmes n’aiment pas. Les filles à deux francs, les bordels, voilà son lot. Il soupire, renâcle, et il va, emporté par la force explosive qui est en lui, et qui le mènera il ignore où, l’âme pleine d’un immense amour dont personne ne veut.
A cet amour, à cette commisération qui bouleverse Van Gogh devant tout ce qui souffre, Lautrec ne s’associe pas plus qu’il n’adhère à l’humanitarisme de Bruant. Lautrec ne s’attendrit sur aucun être, fût-ce sur lui-même. Aussi implacablement qu’il se regarde il regarde les autres. Il ne condamne ni n’approuve : il observe. Il ne juge pas : il analyse. Il élude le sentimental autant qu’il demeure par nature indifférent aux morales. Il ne veut que surprendre la vie dans sa nudité, rien d’autre. Si les toiles de Van Gogh sont effusion, les siennes sont connaissance. Van Gogh est charité. Lautrec est lucidité."
Mais, tous deux mûs au fond par "le même irrémédiable désespoir qui chez l’un comme chez l’autre attise cette ardeur et les rend ce qu’ils sont", ils finissent leur vie à trente-sept ans, dans une déroute physique extrème.
Pour ma part, j’en conclue que l’art, ou en tout cas la peinture, n’est pas la solution qui pourrait permettre à l’homme de supporter le tragique de sa condition. Si solution il y a, au fond, à travers toutes les lectures et tous les points de vue que je ressasse, je ne la vois que dans la recherche de la solution, jamais dans la solution elle-même. C’est ce qui permet, par essence, à toute religion adorant une divinité de conserver un attrait. C’est l’oeuvre de Montaigne, dont l’objet est de se préparer à mourir, sans jamais l’accepter vraiment. Sacha Guitry rapporte cette lettre de Monet qui écrivait en substance : "me voilà enfin rétabli d’une semaine de mauvaise maladie, je vais pouvoir me remettre au travail" : Monet avait alors plus de 80 ans !
En art de la guerre, on dit que la survie est dans le mouvement. Je pense qu’il en est de même en art de la pensée : la survie est dans l’activité incessante et la recherche du mieux, malheureusement pas dans son contact.
La recherche de la solution, pas la solution elle-même : c’est ce qui permet de dire d’un humain qu’il a tout raté et réussi sa vie.